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Le bouton

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Mirkaos's avatar
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Aujourd'hui, je vais appuyer sur le bouton. Ca n'arrive pas souvent, c'est un jour spécial. Je me suis rasé, il y aura peut-être ce journaliste de la dernière fois, qui avait fait paraitre ma photo dans le journal. Il est six heures trente, je descends dans la rue.
Le trajet est le même que chaque matin, je dis bonjour aux policiers dans la rue. Je n'ai pas le temps de saluer Frank, qui est trop occupé à arrêter un de ces sans-abris. Ils sont partout. On les prend en charge pourtant : revenu d'insertion, logement attitré, restauration populaire... Et eux ils ne pensent qu'à boire, se droguer, ou se violer les uns les autres.
Moi, j'ai un emploi. Aujourd'hui j'appuie sur le bouton.
Je dois faire un détour, il y a une rixe dans la rue voisine. La police a barricadé. Je ne crains rien, ma voiture est protégée dans son garage. Mais c'est frustrant, je perds au moins 5 minutes à pied et il fait trop chaud pour la saison. Une femme s'approche de moi et m'interpelle : "c'est vous, c'est vous n'est-ce pas? Celui qui doit appuyer sur le bouton aujourd'hui." Je n'aurais pas dû accepter que ce journaliste me prenne en photo la dernière fois. "Oui c'est moi, qu'est-ce que ça peut vous faire?" Je continue à marcher vers mon garage. "Ne le faites pas, je vous en prie", me dit-elle. Sa voix se fait plus forte à mesure que je m'éloigne. "N'appuyez pas, rendez-vous compte! Des gens meurent dans nos rues, et vous continuez à abreuver le système qui les détruit!". Toujours la même absurdité. Les flics embarquent cette folle rapidement derrière moi, je n'ai pas besoin de me retourner.

Une heure trente pour m'extraire du trafic. Comme d'habitude. J'ai fait au mieux mais je ne suis pas satisfait, j'aurais pu battre mon record sans cette gourde qui se maquillait au volant au lieu d'accélérer alors que le feu passait au rouge. Enfin, me voici à l'extérieur de la ville, à moi la belle vie! Au diable les limitations de vitesse, je connais la route par cœur. Bon, il faut ralentir de temps en temps à ces radars. Une douzaine de fois, ce n'est pas grave. Mais c'est vrai que c'est chiant. Neuf heures dix. Ben voilà, 5 minutes à pied plus 5 minutes de feux en plus à cause de la gourdasse, et le compte y est! Heureusement aujourd'hui j'appuie sur le bouton, donc ce retard n'est pas déduit de mon salaire.

Le journaliste est là, il n'y a personne d'autre. De toute façon il n'y a que moi qui travaille ici, je n'ai pas fait des études supérieures pour rien, je peux me débrouiller, je suis autonome. Je renvoie le journaliste, pas de photo cette fois-ci. Il peut écrire un article si ça le chante, son journal fera faillite qu'il l'écrive ou non. "Aujourd'hui un type a appuyé sur un bouton." Super ton article. Je comprends pourquoi tu insistais pour prendre une photo. Enfin, il faut de tout pour faire un monde.

Je m'installe. Il me faut du café. Une barre au chocolat aussi. Je ne vais pas me presser, tout est presque prêt depuis hier. Je dois vérifier deux ou trois trucs. Mon boulot c'est de lancer la production mondiale de biens de consommation, conformément à la demande mesurée par les marchés. C'est valable pour ce qu'on mange, ce qui nous habille, ce qui nous transporte, ce qui nous divertit, ce qui nous fait rêver... Bref, tout ce qu'on veut. J'intègre tous les paramètres, les ajustements politiques venant des différents pays du monde, et de leur sociétés représentantes. Je vérifie que tout est conforme à la demande, aux analyses, aux sondages. Je vérifie la stabilité du système pour le prochain round, pour lequel j'appuierai à nouveau sur le bouton. Et j'appuie sur le bouton. C'est mon job. Y a pas de sot métier.

Aujourd'hui j'ai presque fini ma liste de vérification. Ca ne sera plus long, ensuite j'appuierai sur le bouton. Il fait chaud dehors, mais ici j'ai la climatisation. Ca me donne un peu mal à la tête, parce que le taux d'humidité baisse, et je n'ai pas trop le temps de boire un peu d'eau ou de café. Je suis occupé. Bon, ça y est j'ai fini. Tout ça pour appuyer sur un bouton... Je repense à la femme de ce matin, qui me suppliait de ne pas appuyer. Mais si je n'appuie pas, plein de gens ne vont pas avoir ce dont ils ont besoin, et ce qu'ils exigent de la société! Et puis moi, je ne serai pas payé, parce qu'un retard sur le déclenchement c'est une pénalité, ou pire je me ferai licencier! Pourquoi elle ne voulait pas que j'appuie? C'est quoi son problème? En quoi ce serait mal que je fasse mon boulot?

Je me suis battu pour avoir ce boulot, j'ai fait les meilleures études, travaillé comme un forcené. Mon père me disait "tu n'es qu'un bon à rien", mais je lui ai prouvé le contraire! Mon père n'est plus là pour voir ça... Non, ne pas penser à la mort, c'est une impasse, c'est contre-productif. Je devrais plutôt penser au plaisir du versement de ma paye demain soir, au petit déjeuner de demain matin, aux filles que je vais rencontrer ce week-end, et cette fois-ci il y aura peut-être la femme de ma vie parmi elles... Allez, j'appuie.

Ca y est. Tout est lancé. Il est 18h. Je dois rester une heure de plus pour voir si tout fonctionne correctement. Il y a toujours des petits défauts par-ci par là, rien n'est parfait, hein. Quelques préconisations bien réfléchies, le plus souvent automatisées, on envoie du monde, et c'est réglé.
"Ressource indisponible". Tiens, c'est nouveau ça. De quoi s'agit-il? Plus assez de métal lourd pour les batteries mobiles. Ben on en remonte à nouveau des mines, ce n'est pas un problème. OK, au Brésil y a l'ouragan, pas possible. Mais en Angola, c'est quoi le problème? Comment ça "gisement épuisé"? On a pris des mesures l'année dernière pour extraire le minerai des roches les moins pures, ça devrait aller! Bon, ça va jaser, mais c'est pas la fin du monde, plus de batteries. Mon téléphone portable peut rester éteint pendant un mois, je ne vais pas mourir.
"Ressource indisponible". C'est quoi cette fois-ci? Pénurie de matières premières dans le textile. Le coton a subit des pertes à cause des nuisibles, mouais, des révoltes... de son faible rendement? Alors on fait des OGM qui sont censés donner plus, et résister aux insectes, et maintenant on est en pénurie? Bon, il reste le synthétique... Pénurie aussi? Ah oui le pétrole, ça commençait un peu à manquer ces derniers temps aussi. On l'utilise prioritairement pour les voitures en fait. La laine? Pas assez de moutons? Ah non, c'est encore les produits chimiques pour le traitement qui manquent. D'accord, d'accord, on va dépenser moins en vêtements le mois prochain, et on renouvellera notre garde-robe plus tard. Vu comment il fait chaud on pourrait tous se mettre à poil, non? Hahaha!
"Ressource indisponible", encore... Céréales? viande bovine aussi? Mais pourquoi tout en même temps? inondations? incendies? Pollution des sols? maladies des troupeaux? Attend, attend, ça arrive tout en même temps tout ça? Mais c'est du délire!

Le téléphone sonne. Il ne sonne jamais d'habitude. C'est le ministre de l'agriculture.
- Monsieur, je vous appelle parce que je viens de voir les chiffres de l'approvisionnement en denrées alimentaires pour ce mois-ci. C'est clairement insuffisant, on ne tiendra pas une semaine! Qu'est-ce que c'est que ce travail?
- Mais... J'ai suivi les préconisations, la demande, votre politique...
- Non mais vous vous rendez compte que quand les gens verront ça, ce sera l'émeute?
- Qu'est-ce que j'y peux? J'ai juste appuyé sur le bouton, et tout était censé bien se passer! Ce n'est pas ma faute s'il y a toutes ces catastrophes à la fois!
- Vous accusez des catastrophes naturelles, elles ont bon dos! Mais en réalité c'est votre mauvaise gestion, votre mauvaise interprétation de nos paramètres qui est en cause!
- Mais n'importe quoi! C'est votre modèle qui n'avait pas prévu ça!
- Votre modèle! Je suis ministre, ce n'est pas moi qui ai conçu cette machine!
- Ce n'est pas moi non plus! Et ce n'est pas non plus ma faute si ça n'a pas fonctionné cette fois-ci!
- Vous êtes responsable de cette machine, vous avez appuyé sur le bouton! Vous avez gravement manqué à votre devoir!
- Imbécile de politicien borné! C'est votre politique qui est en cause, c'est vous qui avez gravement manqué à votre devoir!
- Je vous prie de le prendre sur un autre ton! Et d'abord, vous êtes viré! Maintenant quittez votre poste, nous avons déjà une équipe de remplacement d'urgence qui doit arriver.

Je sors, furieux. Au loin j'aperçois des voitures, des dizaines de voitures. C'est très inhabituel dans ce lieu désert. Ils roulent tous vers ici. Ils approchent à grande vitesse. J'entends déjà leur bruit au loin. Ils savent. Ils savent, vite, ma voiture!

Merde, j'ai oublié de faire le plein.
Jeté en moins de deux heures. Un peu apocalyptique, j'en conviens. C'est un peu le reflet de ce que je perçois du système actuel, et le reflet des aspects les plus néfastes de mon expérience personnelle. Ne cauchemardez pas trop après avoir lu ça. ^_^°

Reg, l'elfe qui s'est juste intéressé aux "objecteurs de croissance", dernièrement
^_^°
© 2010 - 2024 Mirkaos
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joriavlis's avatar
De l'autre coté, quelqu'un appuye sur le bouton. Il est gros et rouge.

BOOM :) voila, apu problèmes;